On ne laisse pas mourir un livre

Avant propos de la nouvelle édition du roman Salone, sous le titre En passant chez Nelson

REGARDS LITTÉRAIRES

L LD B

7/14/20254 min lire

Avant-propos de : En passant chez Nelson  - (lien librairie)

Le hasard a voulu que dans l’année qui a précédé la nouvelle édition de ce roman, je lise les premières œuvres d’auteurs au long cours : Joseph Kessel et Graham Greene.[1] Touché, mais surpris d’y trouver d’infimes imperfections, j’attendais de revisiter mon Salone pour en découvrir les manques. Avouerai-je que j’espérais leur absence ? J’avais tant travaillé…

Las ! Une relecture intégrale éclaira quelques passages : il fallait les remodeler, les rendre plus fluides, concis, percutants, c’était évident.

Et ce travail m’obligea à renouer avec le propos de fond. À constater combien il avait été omis, voire occulté par un phénomène dont j’avais sous-estimé le pouvoir : le titre, premier maillon de la chaîne de pensées, aiguillage de lecture. Et dans ce cas, le nom du pays : Salone (Sierra Leone, en langue Krio)

En 2012, emporté par la joie de l’édition de ce premier roman, je l’envoyai au bal vêtu d’une tenue de soirée connotée Afrique. Un tag, dirait-on aujourd’hui, qui allait déposer l’histoire sur une étagère d’imaginaires prérequis : tribalismes, violences, ethnicités, etc., pour la plupart empreints, soit d’une actualité encore récente, soit de profonds clichés postcoloniaux. Bien sûr le succès – à l’échelle d’un premier roman – démontra que la narration et les personnages pouvaient contrer cela, et ouvrir à d’autres éclairages. Aussi bien que l’inverse : le propos que j’avais voulu universel allait s’avérer très segmenté, puis vite daté, sans compter l’ombre d’un petit procès dont on soufflait les termes à l’oreille de l’éditeur : que n’avait-il accepté le roman d’un occidental pour parler d’Afrique  ! Encore quelques années, Salone partait en fumée sur un des bûchers de la modernité.

Aujourd’hui affranchi de tout enjeu, je peux affirmer que ce nouveau titre, En passant chez Nelson, sans renier le précèdent, symbolise exactement l’esprit du roman, ce à quoi je travaillais en l’écrivant : Un pays spolié de ses richesses, des élites sans courage politique, la violence et la vengeance comme motifs conséquents… En réalité, les ingrédients hélas universels du délitement de n’importe quelle société.

Pour en parler, un personnage central était né ; autour de lui gravitaient des milliers d’habitants : Nelson. Nelson était Salone. Son esprit des origines, sa force espérante.

Les autres personnages du roman en parlent mieux que je ne saurai le faire :

Yan : Yan s’était souvent demandé comment, par tout temps et en toute saison, Nelson pouvait conserver ce pli éternel à son pantalon droit et à sa chemisette longue, le tout d’un marron immaculé. Il s’était parfois imaginé entrer dans la cabane et découvrir peut-être une rangée de cintres portant tous la même tenue. Mais il se disait aussi que l’attitude de l’homme, toujours lente et circonspecte, pouvait s’avérer économe de son énergie comme de son unique habit. De toute façon, Nelson contrastait avec les autres barmen de la plage. Adossé à sa cahute rouge, il avait imposé sa marque, une silhouette mince et austère d’instituteur, surmontée d’un regard volontairement mesuré. Yan aimait beaucoup l’ironie froide et amère de Nelson. Son jeu consistait justement à tenter de le dérider en lui glissant une bonne blague. Les plus efficaces, très courtes, allaient chercher un humour que tous deux perchaient à la hauteur qui leur convenait sur l’instant. Ils en usaient souvent lorsqu’ils se retrouvaient seuls, comme amoureux de cette complicité exclusive.

Gladys : Je me souviens notamment de longues discussions avec Nelson. Nous comparions nos itinéraires. Il était d’une grande culture. Tenir ce bar de plage avait fini par lui convenir. “Je redistribue”, plaisantait-il souvent. Oui, Nelson était un lien ; il redistribuait une infime portion de ce que nous voulions garder pour nous : nos quant-à-soi, nos préséances, nos propensions à nous réunir entre gens qui dominent, qui partagent les mêmes valeurs de réussite.

Shaun Seward : Puis il se souvint d’une phrase, toute bête, toute simple, dont il avait discuté avec Nelson, quelques semaines avant le coup d’État du 6 janvier. Une petite maxime tirée de ce bouquin de Greene, Le fond du problème. Tous les guides le mentionnaient. Shaun avait soigneusement évité de le lire, voulant se soustraire à toute pollution préalable de la part de cet écrivain barbouze, selon lui, qu’il considérait comme une relique de l’ère coloniale. Mais Nelson lui avait conseillé le livre. Shaun avait découvert ce genre de… oui, petite et maigre pensée, conçue par l’esprit torturé de Scobie, le policier tourmenté en poste à Freetown. Celui-ci formulait : Un homme a le droit de se venger, même un peu. La vengeance est excellente pour le caractère ; d’elle naît le pardon !Shaun était venu au bar, comme souvent au moment de la fermeture. Il avait jeté le bouquin sur une table avec la page cornée et annotée en marge. La discussion avec Nelson avait duré jusqu’à l’aube.Ce n’était pas un si bon souvenir. Nelson, détestant les spéculations de Scobie qu’il avait surnommé le bigot raté puritain, avait soutenu la règle : “Shaun, la vengeance est toujours, toujours la pire des solutions !” Quand lui-même défendait l’exception…

Je cite ces gens comme je le ferais d’amis chers et lointains, perdus de vue. Et je le confesse, c’est le cas : Nelson est absolument ce vieil ami que je n’ai jamais revu ! La douleur de son absence est encore intacte. Shaun, avec son élan de révolte, demeure en moi ; souvent je me demande ce qu’il est devenu. Et Gladys, notre dernière accolade… J’ai le souvenir de la pression affectueuse de ses mains autour de mes joues.

Romain Gary disait : "Il n’est pas d’exemple qu’une œuvre romanesque ait changé autre chose que l’art du roman, mais c’est la culture qui crée une communauté de conscience d’où sort toujours une communauté d’action." ( Pour Sganarelle)

Je m’accorde vraiment à cela, en complétant le propos : en littérature, théâtre, cinéma, cette communauté de conscience est pétrie de la même pâte : les personnages que nous mettons au monde, et qui partent se mêler aux consciences de chaque lectrice, chaque lecteur, aboutissent, à former d’indéfectibles peuples de l’intérieur.

Pour cette raison, il ne faut jamais laisser mourir un livre ou un film. Dedans, il y a de la vie.

Puissent Nelson, Yan, Curtis, Shaun, Suad et les autres trouver place dans la communauté de conscience.

Laurent LD Bonnet – Eté 2025


[1] L’équipage – Joseph Kessel * L’homme et lui-même – Graham Greene