L'étrange paresse éditoriale française

Pistes de réflexion au pays des Nouvelles

L LD B

6/9/20257 min lire

En exergue de cette courte analyse, je ne résiste pas au plaisir de citer l'obsession du fameux éditeur Vandoven, dans le roman le dernier Ulysse : "Mais de grâce, ayez de l’égard mon cher, de l’égard ! J’ai soutenu et défendu vos recueils de Nouvelles et vos sacrés foutus Poèmes depuis tout ce temps ! Or je vous le redis, cela ne se vendait pas. Mais je tenais, me disais-je, un bonhomme qui allait nous pondre son grand Roman ! Je le subodorais. J’ai le sens pour ça. Et cela a sûrement commencé alors que vous marchiez vers Sessimbra, oui je m’en souviens comme si c’était hier – Mauvalant voulut l’interrompre – oh, je sais, Alexandre, vous non, c’est le trou noir, d’accord, eh bien je vais vous dire, on s’en contrefiche ! Ce qui compte c’est que vous l’ayez accomplie cette mue.

La Nouvelle, si exigeante, et pourtant mal-aimée des lettres françaises

Il est de bon ton, dans la grande chaîne du livre, de dire que la nouvelle "ne se vend pas". Les lecteurs n'en voudraient pas. Souvent réservées à des auteurs déjà consacrés, les publications du genre finissent reléguées aux marges du catalogue, ou réduites au rôle d'exercice de style. Pourtant, un regard un peu attentif suffit à mettre à mal ce discours, un quasi mantra. La Nouvelle est un genre profondément exigeant, singulier dans sa dramaturgie, adapté aux usages contemporains de lecture, et porteur d'un potentiel narratif que la fiction littéraire française actuelle a bien du mal à investir.

  1. Un préjugé de lectorat : "la nouvelle ne se vend pas"

Répété en boucle, ce constat est rarement interrogé. Il mériterait pourtant d'être nuancé. Car s'il est vrai que les chiffres de vente des nouvelles sont faibles en librairie, cela reflète moins un désintérêt qu'un manque de valorisation : absentes des vitrines, peu promues, peu chroniquées. Or, l'époque seraient, parait-il, au désir pour des formes brèves, modulaires, intenses, adaptés à des rythmes fragmentés (transports, mobilité, fatigue cognitive). La fameuse concurrence des formats audio-visuel trouveraient là pourtant une concurrence certaine.

  1. Le recueil de nouvelles : une forme à redéployer

Face à la fragilité commerciale de la nouvelle isolée, le recueil offre une alternative puissante. Il permet de tisser un motif, d'établir des résonances entre les textes, et de produire un effet d'ensemble à la fois littéraire et narratif. Les Anglo-Saxons l'ont compris depuis longtemps, de Raymond Carver à George Saunders. En France, trop peu de recueils assument cette ambition de cohérence thématique ou poétique, à quelques exceptions près (Claire Keegan, Jean Echenoz, Marie-Hélène Lafon... par exemple). Le recueil pourrait devenir, au contraire, le lieu d'une invention formelle, d'un roman éclaté ( Novel in stories, aux USA) ou d'une mémoire fragmentaire.
Le recueil, matrice de sens ! Un recueil réussi n'est pas une juxtaposition. Il doit répondre à une nécessité interne, à une cohérence — thématique, formelle, narrative ou poétique, ou lié par une architecture de mise en abymes qui fondent le propos d'un motif intriguant. Cela suppose un travail d'agencement, de rythme, d'ouverture et de clôture. Certains recueils contemporains fonctionnent comme des romans en mosaïque, où chaque pièce éclaire les autres (par exemple : Jesus' Son de Denis Johnson ou Olive Kitteridge d’Elizabeth Strout). Cette dynamique reste peu explorée en France. Elle pourrait pourtant ouvrir des voies éditoriales nouvelles, en proposant aux lecteurs des livres lisibles par fragments mais porteurs d’un projet fort.

  1. Une incompatibilité structurelle avec l'autofiction dominante ?

Une hypothèse rarement formulée mais cruciale : la nouvelle entre en tension directe avec l'autofiction, qui structure aujourd'hui une grande partie de la littérature blanche en France. L'autofiction repose sur l'unicité d'une voix, la continuité d'une expérience, la signature de l'auteur comme sujet. La nouvelle, en revanche, impose la multiplication des personnages, des situations, des points de vue : elle appelle la fiction au pluriel. De fait, il est plus difficile d'écrire un recueil de nouvelles porteur de sens global qu'un roman linéaire nourri d'expérience personnelle. Le décalage entre ces logiques est profond et rarement assumé dans le champ éditorial.

Multiplicité fictionnelle vs. unification autofictionnelle : L’autofiction suppose une économie narrative et symbolique centrée : une voix, un sujet, un univers. Elle permet une identification forte, mais cloisonne l’imaginaire. La Nouvelle, surtout lorsqu’elle est pratiquée en recueil, ouvre à la dispersion, à la variation, à l’expérimentation. C’est une forme de liberté esthétique qui entre parfois en contradiction avec la recherche de cohérence biographique ou psychologique propre à l’autofiction. Ce clivage explique en partie pourquoi la Nouvelle, en France, n’est pas un genre d’ascension littéraire. Elle n’entre pas dans la logique des récits de soi, ni dans celle de la construction du mythe d’auteur.

  1. La nouvelle, un art de la maîtrise littéraire et dramaturgique

Loin d'être une écriture "facile" ou d'apprentissage, la Nouvelle est sans doute l'une des formes les plus exigeantes : chaque mot y compte, la densité y est maximale, la dramaturgie doit y être tendue sans artifices. Le romancier peut diluer, errer, digresser, le roman peut être bavard et on l'aime parfois pour cela : Paul Auster et Romain Gary sont de exemples. Le nouvelliste, non. La chute (ou sa mise en abyme), le rythme, l'ellipse, la voix doivent produire un effet dramaturgique en peu de pages. C'est cette difficulté même qui en fait la grandeur. Il y a donc un véritable hiatus entre la réception éditoriale du genre (perçu comme mineur) et la réalité de sa fabrication (souvent bien plus ardue).

  1. Des traditions critiques et pédagogiques défavorables

L'enseignement littéraire en France consacre peu d'attention à la nouvelle. L'école valorise le roman, la dissertation et la linéarité d’un récit complet. Les recueils sont rarement étudiés comme des œuvres à part entière. Il en résulte une invisibilisation du genre dès la formation des lecteurs — et des auteurs. En revanche, dans les pays anglo-saxons, la nouvelle occupe une place centrale dans les Creative Writing Programs, à la fois comme outil d'apprentissage et comme forme légitime. Ce décalage a des effets profonds sur la légitimité éditoriale.

  1. Une critique en retrait face à la complexité formelle

À la rotation rapide des stocks qu’induit le système d’édition contemporain, répond une certaine paresse critique. Dans le flux permanent des parutions, la critique approfondie devient rare — et la Nouvelle, plus encore que le roman, en pâtit. Car si l’on peut facilement feindre la lecture d’un roman en brodant sur des éléments de surface ( Qui n'a pas ressenti ce doute devant une émission littéraire ? ) il est bien plus difficile de "faire semblant" lorsqu’il s’agit d’un recueil articulé selon une logique fine (thématique, narrative, formelle). Le genre du "Novel in stories", particulièrement développé dans le monde anglo-saxon, exige du critique une immersion réelle, un effort de lecture active, et un engagement interprétatif. Cette exigence est peu compatible avec l'économie médiatique actuelle, où la vitesse prime souvent sur la profondeur. Dès lors, la nouvelle reste en grande partie en dehors du radar critique, ce qui renforce son invisibilité.

  1. Le rôle crucial des revues littéraires

Dans ce contexte, les revues jouent un rôle essentiel. Ce sont souvent les seuls espaces où les Nouvelles trouvent une première vie éditoriale. Elles permettent aux auteurs d’expérimenter, d’entrer en contact avec un lectorat curieux, de tisser des communautés esthétiques. Revues papier ou numériques, elles participent à l’écosystème créatif de la Nouvelle. À l’étranger, des publications comme Granta, The New Yorker, McSweeney's ou Tin House ont permis l’émergence de voix majeures. En France, des structures comme Décapage, L'Atelier du roman, Brèves, Daïmon, remplissent une fonction critique ou créative indispensable. Celle-ci se distingue par son exigence formelle et intellectuelle, son goût pour la fiction brève et philosophique, et son attention portée aux écritures singulières interrogeant parfois le réel à travers des formes narratives innovantes. Elle publie des auteurs français et étrangers, en traduction ou en langue originale, et accorde une place de choix à des formes hybrides entre récit et essai.
De manière générale, les revues littéraires en France sont devenues assez ignorées des prescripteurs (medias, libraires et même éditeurs) alors qu'elles pourraient être des partenaires stratégiques pour les éditeurs. Elles le furent pourtant, en leur temps. Pourquoi ce déclin de la relation ? Alors que l'association Entrevues qui organise un salon annuel des revues littéraires, démontre par l'affluence la dynamique du secteur.

  1. L'ignorance des libraires vis à vis des revues, et par incidence : des Nouvelles
    La capacité prescriptrice des libraires est ici gravement en défaut. Peu d'entre eux valorisent les rayons dédiés aux revues qui se trouvent relégués ou invisibilisées, quand elles n'en sont pas absentes. Encore faudrait-il les lire, pour en comprendre l'importance.

  2. De nouveaux formats ?

    Le champ des idées est immense : formats courts à bas prix, anthologies annuelles à la manière des Best American Short Stories, publications numériques sérielles, revues-objets consacrées à la forme brève, formes audiovisuelles inspirées de la lecture à voix haute, Battle de nouvelles ... Ce travail de médiation est crucial pour réinventer le lien entre nouvelles, auteurs, éditeurs et lecteurs.

  3. Vente de droits / Cinéma.
    S'il ne fallait citer qu'un argument économique majeur, c'est celui du vivier pour la vente de droits que représente l'industrie de l'audio visuel. Un salon a été créé à cet effet. Mais ne faudrait-il pas favoriser la rencontre directe entre éditeurs, réalisateurs, producteurs ? 

    En conclusion, voici la belle affaire : un plaidoyer en 10 points? Non, d'autres idées fourmillent ailleurs, bien sûr. Mais j'affirme ce préalable : 

    En réalité, une telle paresse instituée ne pourra se bousculer qu'en interpellant les volontés politiques d'une part,  et les prescripteurs absents d'autre part : Libraires - critiques -  médias, qui doivent d'abord reconsidérer leur discours, puis ouvrir les yeux vers les revues, premières porteuses de ce flux de création. 
    En somme viser à ce que la chaine commerciale du livre, se libère de ses chaines.