Les nouvelles en revue : Daimon 6
Un coup d’œil sur les nouvelles de Daimon 6 Aux évadés ( En librairie)
Laurent LD Bonnet
4/20/202515 min lire


de la révolte collective...
SOBIBOR
France, 2143, Huitième République (dite du Cartel)
Exergue : Nous avons, êtres humains, une telle passion pour l’obéissance que, comparés à nous, les caniches peuvent faire figure de rebelles. Si en temps de guerre ou de crise politique majeure, nous sommes capables de devenir les plus horribles des assassins et des tortionnaires, ce n’est pas parce que nous sommes “mauvais”, comme certains esprits calcifiés par le moralisme le prétendent, mais parce que nous sommes obéissants. Nous obéissons même aux bourreaux qui vont nous assassiner, nous et nos enfants, sans protester. Notre aptitude à obéir dépasse de loin le souci que nous prêtons à nos intérêts vitaux les plus élémentaires. Oui, la passion d’obéir est chez l’espèce humaine beaucoup plus forte que son égoïsme. L’humanité devrait être définie par sa capacité inouïe à l’obéissance plus que par son pouvoir de raisonner. Ou, plutôt, par un terrible instinct qui la pousse à mettre son pouvoir de raisonner au service de l’obéissance, ce qui explique que le génie est rare. Enchaînée au cadre étroit des normes auxquelles nous obéissons, la pensée ne peut être que chétive, grise et uniforme. La perception que nous avons de nous-mêmes et du monde est davantage déterminée par la forme de nos cages que par la puissance de notre raison souveraine. C’est pourquoi le pouvoir de résister peut être considéré comme un miracle et comme un mystère. 01/01/2013 : Marcela Iacub, L’obéissance si vile, à propos de l'essai de Pierre Bayard : Aurais-je été résistant ou bourreau ?
*
Le garde qui me précédait dans le sas m’intima l’ordre d’attendre. Il entra dans la salle, les portes vitrées se refermèrent derrière lui, je le vis s’arrêter, parler, sans doute annoncer mon nom, puis il revint, actionna l’ouverture et me fit signe d’avancer.
Cette salle aux murs neutres… Je la connaissais. J’y avais moi-même siégé à l’époque de la mise en place des huitièmes lois de Sécurité Intégrale. C’était la même estrade basse en bois brun, équipée de la même longue table métallique. Se tenaient là des juges enquêteurs, jeunes, à peine vingt-cinq ans, cheveux taillés ras : une femme blonde au teint pâle, assise entre deux hommes, l’un au torse immense et voûté, aux traits anguleux, l’autre d’allure plus commune, visage poupard à la peau sombre. Tous trois portaient le vêtement réglementaire, tunique bleu marine à manches longues et col ras, sans poches. Je les savais ambitieux comme je l’avais été, formés aux valeurs d’ordre et de loyauté républicaine. Au mur dans leur dos, gravée sur une plaque en composite noir, trônait la maxime nationale : Que l’instinct primitif subsiste, qu’il exerce une action disruptive, cela n’est pas douteux. On n’a qu’à le laisser faire, et la construction politique s’écroule – H.Bergson.
Tout en m’approchant, j’observai la femme qui arborait l’insigne du Cartel sur l’épaule droite, une mince broderie rouge qui l’identifiait comme Présidente Enquêtrice. Je parvins devant l’estrade où se tenaient déjà trois autres réformés. Il y avait Gek et Axel, du laboratoire. J’évitai de leur prêter attention. Aucun d’entre nous n’était censé reconnaître un membre du Mouvement Sobibor. Silence et Solidarité était notre devise.
Je vins m’immobiliser à côté du premier homme et, comme lui, fixai mon regard dans le vide. “Joss, c’est Joss !” me dis-je en même temps que les deux gardes prenaient position face à nous, de part et d’autre de l’estrade. Je l’avais connu à l’Institut National Polyscientifique. Nous étions de la promotion Bergson, élite fondatrice de la République du Cartel.
Joss avait terriblement maigri, mais gardait sa manière singulière de se tenir poitrine gonflée, épaules en arrière. Je me souvenais d’un homme vif et musculeux, barbe drue taillée au carré, genre qui à l’époque lui procurait une aura que je jalousais férocement. Intellectuellement, il me surpassait, raisonnant plus vite, brassant dix hypothèses quand je traînais à en explorer la moitié. Sa dextérité mentale s’appliquait aussi bien en mathématiques qu’en géopolitique, en littérature comme en astrophysique et surtout en régulation sémantique où il excellait comme ailleurs. Moi un peu moins, comme partout.
Et maintenant, comme des centaines de milliers de cadres à travers le pays, nous nous retrouvions côte à côte, “Citoyens regroupés” dans un des Instituts de Reformation construits en urgence par le Cartel. Cela ne signifiait qu’une chose : Joss dont j’entendais la respiration calme avait rejoint Sobibor ; comme Mod, Clar et moi. Et nous étions d’une grande sérénité. Parce qu’entre nous flambait l’Étincelle. Je percevais la leur. Ils percevaient la mienne. Nous savions. Ensemble nous savions. Nous étions le Mouvement. Nous étions Sobibor. Nous n’avions plus peur. C’est une longue histoire. Je veux dire : n’avoir plus peur… Eda, ma femme, pourrait vous en parler mieux que moi. C’est elle qui m’a fait comprendre ça. Mais Bon Dieu, quel prix que celui de la liberté ! Et quelle longue histoire !
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de l'importance sélective du métissage
UN ÉTRANGE PELERIN
Ou comment Darwin perdit un jour son latin
Autre, c’est mon nom. Comme Nous tous.
Je n’avais guère plus de mille ans terrestres lorsque Je suis arrivé. Difficile d’en être certain ; chez Nous, l’âge ne se compte pas en nombre de révolutions autour d’un astre central – notre système de planètes tournant de manière complexe autour de trois étoiles – mais en unités d’âme, dont les grains, à l’inverse du plus précis de vos sabliers, chutent vers le ciel un à un. Nous vivons pleinement jusqu’au dernier, environ un million de vos années, puis nous disparaissons. À votre échelle, notre existence ressemble à l’Éternité. Aussi est-ce difficile d’établir une équivalence. Mais disons qu’étant missionné dans ce coin de la galaxie pour un sacré bout d’âme, il fallut bien que Je m’accommode de votre manière de compter le temps.
“J’avais mille ans en 1222”, sera la bonne manière de commencer cette courte histoire, la seule jamais écrite en utilisant mes doigts humains.
Ce texte – dont Je l’espère vous pardonnerez les imperfections – vous est dédié, Êtres à qui la parole et l’écriture ont été offertes par l’évolution. Ces pouvoirs-là, avant de vous connaître, ne m’étaient pas accessibles. L’évolution, chez Nous, s’est faufilée dans d’autres labyrinthes.
Ah, ce ne fut pas simple de vous ressembler en tous points physiquement, et rester si différent à l’intérieur. Mais à l’orée de ma nouvelle vie, je dois vous laisser ce témoignage, l’essentiel à retenir du passage d’un Autre sur votre planète. Tout tient en son début, et en sa fin. Le reste a peu d’importance dans votre monde où toute parole s’achève en fable. J’en veux pour preuve – c’était au début du siècle passé – ce qu’il advint à la suite de mon passage du côté des îles Salomon. Une sorte d’histoire commença à se créer, colportée par un de vos écrivains, un personnage croisé incidemment sur son navire en escale. Ah, je n’ai pas aimé l’apprendre. Je vous le dis, cette manière que vous avez de fabuler à partir d’un rien, s’achève en légendes qui corrodent vos âmes, plus certainement que tous les oxydes réunis. Pour protéger la mienne, sachez-le, j’ai dû me cacher durant trois mille soleils.
Mais revenons au début.....
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de la conscience du destin...
NIKTO
Aujourd’hui, à l’heure où l’information se constitue de milliards d’octets qui parcourent la planète à la vitesse de la lumière, je me souviens de cette histoire, parce qu’elle me permet de mesurer l’accélération du monde.
En effet, si à peine plus de cent ans nous séparent de 1924, époque de la genèse des faits, et assez peu de temps depuis la première fois où j’en entendis parler sans y croire, j’éprouve l’étrange sentiment – reliant maintenant ces deux périodes en une seule histoire – de ramener à la vie les membres d’une branche de l’espèce humaine disparue, pour les propulser dans la trame du présent.
*
L’an passé, un dimanche de printemps, de très bonne heure, Jeanne et moi buvions un maté au marché central de Santiago. Nous avions l'habitude de nous retrouver là quand mon vol de correspondance au retour d’Auckland le permettait.
En face de nous, un poissonnier derrière son étal débitait à grands coups de hachoir le corps d’un marlin de trois bons mètres, lançant au fur et à mesure dans un bac en plastique des tranches aussi épaisses qu’un bras. La grande halle bruissait de cris et d’affairements besogneux, nous aimions ça.
J’évoquais mon récent voyage d’études dans les îles Salomon, nous tentions de rire de l’élection de Trump, de la vie littéraire à Paris ; Jeanne venait enfin de recevoir une réponse positive d’un éditeur pour son grand roman, si atypique, incluant une traduction inédite des chants de Violeta Parra : “Par les temps qui courent, et à mon âge, plaisantait-elle, ce doit être une blague ! Je vais attendre un peu d’avoir signé le contrat… Toi, par contre, ajouta-t-elle malicieuse, on dirait bien que l’écriture conserve, tu n’as pas pris une ride depuis la dernière fois…” Je n’osai lui parler de ma rencontre dans les Caraïbes avec un certain Fogg, elle ne m’aurait pas cru, et de toute façon, il s’agissait d’une autre fiction… Je préférai arguer d’une stricte discipline de vie, et orientai aussitôt la discussion en levant les yeux vers la grande voûte de fer forgé qui coiffait les halles et aurait bien besoin d’être rénovée… Puis nous reprîmes le fil de nos chères évocations, comme le font de vieux amis, si heureux de se revoir, mais cette fois un peu triste de savoir que c’était peut-être la dernière fois. Cela aurait pu durer jusqu’à l’heure du déjeuner – je lorgnai déjà le cebiche que préparait le poissonnier pour le répartir en barquettes – si Jeanne ne m’avait raconté sa visite au service des archives de presse où, feuilletant un magazine du début des années 70, elle y avait trouvé un article qui relatait une conférence de Jorge Borges aux USA.
Le journaliste citait la question d’une étudiante : “Monsieur Borges, on dit que les auteurs, même les plus prolifiques, n’écrivent qu’un seul livre, avez-vous un avis sur ce sujet ?” Borges avait répondu : “Oui, cela se fait à notre insu. Heure après heure, jour après jour, jusqu’à la fin de notre vie, je crois. Si nous le savions dès le début, peut-être serions-nous moins bavards. Et peut-être n’écrivons-nous réellement qu’un seul livre… D’ailleurs, je me souviens, il y a fort longtemps, avoir prodigué ce conseil à un jeune auteur… Je ne sais s’il m’a écouté.”
Jeanne, qui était au courant de mon intérêt pour son œuvre, me lança avec un regard vif et amusé :
“Et toi, que répondrais-tu à une question pareille ?
— Eh bien, je le fais dans l’instant ! En t’informant, chère amie, que je vais devoir modifier mes plans dès mon arrivée en France, et prendre un billet de train pour Saujon ; je viens de comprendre qu’un notaire m’y attend peut-être. Mais j’y pense : c’est un coin que tu connais bien, non ?
— Oh, toi, je t’ai trop dit de choses de ma vie ! s’écria-t-elle en riant. Tu es un vulgaire voleur d’âmes. Impossible de te confier quoi que ce soit sans que tu en fasses toute une histoire.”
J’aurais pu lui expliquer la raison profonde de cette soudaine décision, mais j’aurais dû raconter ce qui suit ; ce n’était pas le moment ; je devais d’abord en avoir le cœur net, achever une mission que m’avait déléguée un jour le hasard d’un voyage.
N’y croyant pas, je l’avais délaissée. Les paroles de Borges indiquaient que j’avais peut-être eu tort.
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et elle réinventa son monde...
JEANNE
En quinze minutes d’une brasse puissante, volontaire, Jeanne rejoignit le banc de sable qui, au cours des vastes jours de bruine passés, lui avait semblé, depuis la plage, aux heures de marée basse, flotter sur la mer.
Elle ralentit sa nage, observa les abords du sablon peu à peu découvert par le jusant. Une frange de vaguelettes claquetait en lisière. Jeanne goûta la pluie qui coulait sur ses lèvres. Un mètre sous la surface, sa plante de pied rencontra un fond souple et granuleux. Elle ramena ses genoux serrés sous elle et attendit la fin de l’orage. Le niveau de l’eau baissait, Jeanne recula pour rester immergée. Depuis sa position, elle ne distinguait encore rien du banc, seulement cette rive qui s’élançait en pente douce sous une lumière grise, paraissant ainsi rejoindre la crête sombre et ondulée des lointaines pinèdes du continent. Un éclair fusa depuis les ventres des cumulus boursouflés, suivi d’un long grondement qui partit se tasser dans le sud. Enfin la pluie se raréfia, le ciel d’ouest s’allégea, le vent s’apaisa et l’orage se tut, abandonnant l’air au ronronnement sourd d’un moteur qu’on entendait au loin lutter dans le mugissement de la houle océane.
Jeanne se redressa, gravit la berge, élevant son regard : à perte de vue, d’est en ouest, le banc s’étirait, mordoré, strié d’un entrelacs de nervures aux parcours irréguliers. En face, il amorçait d’abord une déclivité, sorte de vallée profonde d’à peine un mètre et longue de trois cents. Au-delà, le sol remontait jusqu’au chenal principal du pertuis où l’on apercevait le cône luisant d’une grosse balise rouge oscillant sur la brillance du trait d’eau. Jeanne frissonna un peu, attendit l’effet de la chaleur neuve, s’avança prudemment, le sable se raffermit et elle allongea le pas. “C’est une île, commença-t-elle à se répéter, c’est une île.” La mer baissa encore durant deux heures, élargissant considérablement la surface émergée. Jeanne en explora les contours, estimant qu’aux plus grandes marées, elle s’étirait sur presque trois kilomètres. Et ce fut à l’issue de cette marche radieuse et solitaire que Jeanne prit la décision la plus singulière et la plus heureuse qui lui fut donnée de mettre en œuvre au cours de sa vie.
Il fallut rompre avec Paris, ses conventions d’urbanité amère et apprivoisée, juger des conséquences, combattre la peur, les questionnements. Elle commença par prévenir sa fille qui, depuis la banlieue de Melbourne, trouva l’idée “so cute”. Puis[CM1] elle voulut revoir sa meilleure amie, la retrouva dans une obscure salle des ventes du quatorzième, au moment où elle s’entichait, par palier de centaines d’euros, d’un tableau qui finit par lui échapper. “De toute façon, déclara-t-elle à la sortie, cette jolie croûte n’avait pas de cote… Mais tu me connais, je les trouve exquises, ces petites toiles américaines début de siècle ! Et cette nana sur ce pont de paquebot me faisait craquer, va savoir pourquoi…” Puis Jeanne l’invita à dîner. En se quittant, l’enjeu de leur soirée n’avait échappé ni à l’une ni à l’autre. Juste avant de s’embrasser, leur dernier échange fut :
“Ma Jeanne, quelle énergie pour éviter de ritualiser ! Pourtant ma chérie, c’est important ! C’est déguiser le dangereux en familier, adopter le sauvage, normaliser l’irrévocable instinct, comme disait Bachelard…
— Ah, Bachelard a dit ça ?
— Non, je ne pense pas. Mais Barthes aurait pu le dire.
— Tu ne t’arranges pas ma Flo… Allez, on s’appelle bientôt.”
Puis elle organisa son absence. De son travail, ce fut assez facile, Jeanne était une costumière réputée, elle avait un peu d’argent et put se faire remplacer pour une année. Dans son milieu, on s’intéressa, elle fut beaucoup invitée : quel était ce projet fou dans un ailleurs un peu flou ? S’installait-elle en Amérique du Sud ? Elle y séjournait déjà tant de fois, pour ce travail sur Violeta Parra ! Non ? Mais quoi ? Avec qui ?
Cet intérêt de bon aloi dura un temps, puis vint le jour où ne dénichant dans cette décision mystérieuse plus rien de concret à commenter, estimer, comparer, critiquer ou envier, beaucoup se sentirent exclus, d’autres snobés ; lentement, assurément, le tissu de ses relations se relâcha au cours de l’hiver.
Le premier lundi de mars, seule sur le quai de gare, hésitant encore à trouver ce départ un peu triste, elle fut empoignée soudain par la sensation d’une puissante complétude. Essayant de la saisir, la maintenir en elle, Jeanne en comprit la raison au moment précis où elle s’estompait : cette manière de reporter son projet au Chili, d’isoler sa nouvelle démarche jusqu’à son accomplissement, lui apportait un privilège qu’avaient connu, imagina-t-elle, de courageux explorateurs : elle réinventait son monde.
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de l'importance des rencontres fugitives...
UN SOIR SANS ÉCRITURE
Je débarquai au seuil d’une aube étrange.
Elle délivrait par fragments d’inquiétantes lueurs qui s’effilochaient dans l’entrelacs des mâtures, sinuaient dans l’air brumeux pour s’accrocher au grain pierreux des façades. La devanture du El Puertito annonçait une ouverture sobre las 8 h. Aussi décidai-je, après avoir flâné un instant en bordure des quais, de chercher un établissement plus matinal au centre-ville. Je m’engageai dans le creux obscur d’une des ruelles qui rayonnaient à partir du port.
Au milieu de relents de fiente et de poussière humide, je progressais vers l’étroit rectangle de lumière blanchâtre qui en marquait l’issue, lorsque s’y imprima, suivant la ligne d’immeubles le long desquels je marchais, rasant presque les murs, la maigre silhouette d’un homme qui claudiquait à ma rencontre, jambe gauche raidie, ramenée à chaque pas en un arc de cercle qui obligeait quiconque à se détourner. Ce que je fis, sans parvenir à détacher mon regard de la démarche du bonhomme, découvrant sa dégaine au fur et à mesure que nous nous rapprochions : il avançait ainsi, bras gauche pressé contre sa hanche où se balançait son veston, main en poche, comme aidant la cuisse à se soulever, et dans l’autre main au bout des doigts, un trousseau de clés dont le cliquetis rythmait la marche. Puis ses traits se révélèrent : peau d’un brun profond, lisse, cheveux ras, crépus et noirs, je n’aurais su lui donner d’âge, tant l’impression de corps abîmé dominait, alors que son visage juvénile prêchait l’inverse, comme sa tenue, une chemisette d’un blanc immaculé, fermée au cou par un serre-col argenté, et un pantalon de toile bleu marine dont le pli de repassage soigné plongeait tout droit vers des bottillons en cuir, dont la singulière couleur cognac incendiait le pavé gris.
Au moment de nous croiser, il tourna la tête et m’adressa un clin d’œil. Ce fut si franc, si joyeux, que sans réfléchir me vint un “hola qué tal ?” que je balbutiai en riant pendant que nous nous éloignions déjà l’un de l’autre.l'homme
Un son métallique retentit derrière moi. Je me retournai : l'homme, genou droit péniblement fléchi, ramassait ses clés, et dans le même mouvement, il en profitait pour saisir un mégot entre le pouce et l’index. Puis s’étant redressé, il reprit son chemin vers le port.
De toute cette journée consacrée à me balader et jeter des notes sur mon carnet, je ne pus me défaire de cette image. L’homme au mégot dérisoire ne me quittait pas. Que fallait-il d’indigence mêlée à la rudesse d’un orgueil implacable pour concevoir un tel geste ?
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de la vacuité des ambitions...
SECOND ROMAN
Le jour de l’édition de son premier roman, il crut au succès et trouva cela mérité : il avait mobilisé toute son âme, exploré jusqu’aux plus infimes recoins de sa mémoire, et mis tout son cœur pour achever ce premier texte.
Il se souvint de l’état de conscience exacerbée qui l’avait mené à l’écriture et ne l’avait plus quitté, lui permettant de franchir sans faillir les étapes jouissives de sa mise en légitimité : euphorie, lorsqu’une éditrice lui avait proposé une rencontre ; fierté quand elle avait habillé son talent de mots inespérés, puis légère sidération au moment où on lui expliqua qu’il était préférable de faire de son récit de vie, un roman. Il faudrait aussi penser à un nom de plume.
Alors une vanité tout humaine s’était emparée d’Herbert : cette femme lui parlait d’un destin. En avait-il jamais douté ? Non, s’était-il avoué en secret, mais avant de céder, ne fallait-il pas s’inquiéter d’une telle démarche ?
“Ça ne risque pas de faire un peu fabriqué ? avait-il demandé. Vous savez, j’ai juste raconté ma vie parce que j’en avais besoin !”
Cette candeur native avait troublé l’éditrice, lui faisant espérer qu’au-delà de la catharsis de ce gamin, s’incarnait peut-être dans ce bureau la perspective fondatrice d’une grande plume :
“Herbert, comprenons-nous, on ne touche pas à la pureté de votre récit. Mais comment dire ? – surtout ne pas l’effrayer ! avait-elle pensé – c’est que votre famille est assez haut placée. Et sans vouloir déflorer les arcanes de votre inspiration, j’en pressens les échos réalistes – carrément trash ! se dit-elle en imaginant l’impact d’un tel brûlot – alors si vous l’acceptiez, il faudrait juste changer les prénoms, les lieux et les métiers, et réviser les dialogues, les pensées intérieures. Vous voyez ? Pour vérifier que rien ne peut être rapporté à une trace écrite dans la vraie vie.”
Il avait hésité, puis le désir d’être édité…
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