Les nouvelles en revue : Daimon 5 et 10

Mademoiselle Kittredge ( 5) - L'homme aux mille portraits ( 10)

Laurent LD Bonnet

4/20/20255 min lire

En hommage à Charmian London

MADEMOISELLE KITTREDGE

Oakland, Californie, 16 janvier 1955.

Mes enfants, je viens de l’apprendre dans le San Francisco Call, Miss Kittredge a quitté ce monde. Quatre lignes seulement… Dieu que c’est révoltant ! Cette femme méritait tellement mieux. Il me fallait réparer cela avant de disparaître à mon tour. J’ai donc écrit cet hommage. Et pour que vous en compreniez le sens, je le dispose en préface des 227 pages de l’album-mémorial que je laisse à mon chevet. Ainsi découvrirez-vous cette part de ma vie gardée secrète, et je l’espère, me pardonnerez-vous cette infidélité à la mémoire de ma très chère Analea, votre mère.

                                                                       *

Je me suis longtemps souvenu de cette femme. Elle ne fut même que cela, un souvenir. Mais si entretenu par la force du hasard, si consacré par le soin que j’y apportais, qu’enfin je peux formuler cet aveu : Miss Kittredge ne m’a jamais quitté ; encore à mes derniers instants, lorsque je m’abandonne à murmurer Miss Kittredge, ce nom trouble ma vue d’une émotion que je ne sais retenir.

Nés tous deux Californiens, nous pensions voyages, aventures, réinvention du monde, sang neuf… Cette certitude au moins, rien ni personne n’a jamais pu me la voler. Il en alla tout autrement du lien qui faillit nous unir.

De bons augures pourtant, navires en partance, colis internationaux, visions de traversées océaniques pour d’exotiques contrées, commencèrent par veiller sur la scène de notre rencontre. J’avais un oncle prénommé Réginald, qui, dès la fin de notre sale guerre civile, s’était exilé dans l’archipel d’Hawaï, en des lieux aux noms évocateurs, comme Hamakea, Waipio Valley… Depuis tout gosse ils entraînèrent mes rêves d’évasion, loin, très loin des vacarmes incessants de l’imprimerie familiale où tentait de m’intéresser au métier, mon père, un homme veuf, assez âgé, à la fois tendre et mutique. Ce fut lui qui, sans jamais m’en dire plus, m’emmena plusieurs fois par an, pousser la porte d’une compagnie de navigation d’Oakland où il déposait un colis de livres et de magazines à destination de son frère exilé. Ne le voyant jamais y ajouter de lettre, je me souviens l’avoir questionné. “Affaire d’hommes, fils, affaire d’hommes !” fut la seule réponse obtenue. Aussi imaginai-je que ces deux-là avaient un vieux compte à régler, sorte de dette de guerre inextinguible que compensait ce rituel pacifique. Je n’en compris cependant la réelle teneur qu’à la mort de mon père qui, dans un dernier souffle, me fit promettre de ne rien changer à cette habitude. Et, ouvrant les courriers adressés à l’imprimerie, je découvris un mois plus tard, que l’oncle Réginald répondait aux colis par une simple liste de livres et de revues, signée d’un laconique, Reginald, yours.

J’aurais pu espacer les envois ou révéler à Réginald le décès de son frère, mais la raison de ma constance fut tout autre. Travaillait à présent à l’agence de navigation une jeune femme à qui je consacrais tout mon imaginaire amoureux. Elle semblait s’y plaire, jouir d’une situation stable, et Dieu merci, cela me laissait du temps, car à l’approche de mes trente ans, encore affecté d’une timidité dont je ne pouvais me défaire, je flirtais avec le statut de candidat vieux garçon.

Je me souviens de notre rencontre, c’était je crois, le second lundi de janvier 1892. Je venais pour la première fois de confectionner le colis destiné à mon oncle. Dans ces bureaux où je n’avais jamais croisé que des hommes, Miss Charmian Kittredge – son nom s’affichait ainsi sur le chevalet en métal posé sur le comptoir – m’avait happé d’un large sourire. Et moi, fixant intensément sa bouche sans oser relever les yeux, j’avais, dans les mêmes secondes, perçu sa silhouette étonnamment moderne, reçu et accepté le ton ferme et enjoué de sa voix, puis conclu en observant sa main lisser et lisser encore l’étiquette encollée et les noms de Réginald, Waipio Valley, Hawaï… que forcément, tout cela évoquait une grâce qui m’était adressée et signifiait : Revenez !

Ce que je fis ; repartant à chaque fois empreint des mêmes certitudes ; Miss Kittredge n’était certes pas si belle – de cela je n’avais cure – elle était bien plus : une œuvre faite femme, le symbole du nouveau siècle vers lequel nous nous élancions furieusement.

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une histoire de destin contrarié...

L'HOMME AUX MILLE PORTRAITS

Le regard de James fut soudain happé par la passagère, seule, installée sur la banquette vert-feutré du compartiment. Elle avait enroulé le store de toile, révélant un jour qui pointait sous le taffetas orangé de l’aube ; sur ses genoux croisés, elle tenait un magazine qu’elle feuilletait distraitement ; un cahier traînait sur le velours du siège.

Ce fut d’abord cette solitude affectée qui le força à ralentir l’allure, puis s’arrêter. En nage, il reprit son souffle et se retourna. “Bah ! Qui t’aurait suivi ? chuchota-t-il. Tout s’est passé comme d’habitude !

Ce 4 décembre de l’année 1938, il y avait un bon tiers de siècle que James Connaught, après une longue carrière de matelot à bord des plus grands paquebots, n’avait pas remis les pieds à terre. En tout cas, pas sur celle-ci, sa p’tite Chicago, nichée, lovée sous ce nom dans les replis de sa mémoire. Et s’il avait désiré y accomplir son dernier coup avant le grand départ, c’était pour se recueillir au moins une fois sur la tombe du père, honorer son unique parole en laquelle James n'eut jamais cru : “Fiston, une vie ça se fabrique comme une partition de musique, avec un point d’orgue…” Obscure notion à l’époque, mais qui aujourd’hui allait prendre sens. Nouvel élan ! Et qu’il dure à volonté !

Le vieux avait été pourtant tout ce qu’on voudra, sauf musicien, imaginant son fils avocat, “d’affaires” ! ajoutait-il avec une componction précieuse qui avait littéralement le don de faire grincer des dents le jeune James, lui qui ne rêvait que d’être artiste peintre, connaître Paris. Il l’avait fait. Ah, la bohème française ! Las, au bout de six mois, elle avait surtout convaincu le paternel de l’urgence à rapatrier son rejeton : retour forcé à Chicago, traîné par le col d’un paletot qui n’avait plus rien d’idéal. James s’était inscrit en Droit, logeant au creux d’une modeste chambre dans le quartier du port, et consacrant la moitié de son temps à suivre en cachette des cours de peinture à l’Art Institute.

Une fille, Jo, posait là, nue. Elle venait des slums,[1] et avait introduit James en des milieux où il découvrait d’authentiques cas d’étude. “Des sacrées gueules, mon James !” disait Jo, admirative du talent de son homme capable de croquer de mémoire les traits fondamentaux d’un visage et d’un corps. La base de tout portrait réussi. Elle l’avait imaginé en futur “Dickens de la peinture”, témoin de l’Amérique profonde, ici à Chicago, peut-être ailleurs, il faudrait y penser.

Ce n’était pas exactement un tableau de cet ordre que le destin avait brossé pour lui.

[1] Les bas quartiers

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